Difficile pour quelqu’un comme Aurélien de passer inaperçu : en raison de son handicap, évidemment, je l’ai tout de suite remarqué. Mais ce qui m’a surtout frappé, c’est la manière si simple, désinvolte et énergique avec laquelle il vit avec son handicap. Lors de ce première échange, nous avons parlé de saut à l’élastique et de parachute. Avant de le connaître, j’ignorais qu’il était possible de faire seul, dans sa condition, le chemin de Saint Jacques de Compostelle. Plusieurs mois plus tard, je ne résiste pas à l’envie d’interviewer mon ami, pour mettre en perspective son expérience de randonneur en situation de handicap, Saint Jacques de Compostelle à pieds comme un brave, sa philosophie de vie et son parcours professionnel.
Quelques mots sur Aurélien pour commencer
Aurélien est une personne comme on en rencontre peu : solaire, toujours gai et optimiste, il envoie joyeusement valdinguer les stéréotypes liés aux handicaps sensoriels. Aurélien est atteint d’une maladie dégénérative congénitale de la rétine. S’il distingue certaines formes, les ombres et la lumière, il est quasiment aveugle. Loin d’être un frein dans sa vie de tous les jours, Aurélien est un passionné de nature, de sport outdoor et d’aventures. Tous les défis sont bons à relever. Avant d’agir, il se demande une chose : est-ce que j’en ai envie ? Depuis plusieurs années, Aurélien profite de ses vacances pour aller marcher. Il s’arme de sa plus belle canne, de chaussures de randonnée, d’un imperméable et d’un sac à dos, et le voilà qui descend, seul, sur la voie du Puy en Velay, direction Saint Jacques de Compostelle. Clémence Guiot, de Koïné Rédaction, est allée à sa rencontre pour lui demander de partager avec nous des bribes de son expérience de pèlerin ainsi que ses réflexions sur le handicap. Voyage Initiatique, dépassement de soi pour soi, discrimination à l’embauche, les éléments du parcours de vie d’Aurélien s’attachent sur une constante : l’adaptation nécessaire de l’individu en situation de handicap peut être joyeuse, sans source de souffrance, à condition de sortir de cette vision limitante (et limitée) que portent les personnes valides sur les personnes aveugles et/ou malvoyantes, et plus généralement les personnes porteuses d’un handicap quel qu’il soit.
Le pèlerinage d’Aurélien, malvoyant, à pied sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle
Pourquoi Saint Jacques de Compostelle ? As-tu un objectif sportif ou spirituel en entreprenant cette randonnée ?
Ma décision de partir sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle à pied a été motivée par le goût de l’aventure. Même si j’avais déjà entrepris un certain nombre de randonnées par le passé, j’avais toujours été accompagné et j’ignorais si je serais capable de marcher seul sur les reliefs. Pour autant, cette incertitude, loin de me freiner, a plutôt constitué un aiguillon pour moi. Lorsque je prends une décision, le plus important est d’arrêter le principe de l’action. Ce n’est qu’une fois la décision prise que j’examine les modalités pratiques et les potentiels obstacles à surmonter. J’ai décidé de me lancer dans ce pèlerinage.
Étant en situation de handicap, j’ai parfois pu être découragé ou me décourager moi-même de faire certaines choses, même si je dois reconnaître que mon éducation m’a grandement préservé de cette tendance à l’inaction préventive. Il n’empêche que certaines personnes autour de moi me déconseillaient de me lancer seul sur Compostelle. C’était « trop dangereux ». Mais au final, qui mieux que moi était le mieux à même d’en juger ? Je crois que j’ai voulu dire merde à ce défaitisme lié au handicap.
Ma devise : en agissant on se trompe parfois, en n’agissant pas on se trompe toujours !
Je sais que tu as déjà eu l’occasion de faire plusieurs itinéraires en plusieurs fois. Quel est le parcours que tu suis ? Quels tronçons as-tu faits ?
Pour simplifier, il existe deux principaux trajets pour rejoindre la frontière espagnole pour les pèlerins, deux principaux itinéraires vers Saint Jacques de Compostelle : la voie du Puy, qui part plein ouest depuis Le Puy en Velay, et la voie de Vézelay, qui rejoint l’Espagne via Bourges, Châteauroux, Limoges et Périgueux.
Pour ma part, j’ai emprunté la voie du Puy en Velay. Depuis deux ans, je suis parti quatre fois sur le chemin sans véritable suite logique entre les tronçons. J’ai marché jusqu’à Cahors mais en empruntant des variantes et en reparcourant des tronçons que j’avais particulièrement appréciés, notamment les premières étapes du Puy jusqu’en Lozère.
S’il existe une voie dite « classique » pour atteindre la frontière espagnole à Saint-Jean-Pied-de-Port depuis le Puy en Velay, les possibilités d’y parvenir par des variantes sont très étoffées et c’est aussi ce qui fait la richesse du chemin. Quoi qu’il en soit, j’espère entrer en Espagne cet été.
En général, comment ça se passe, une étape sur la voie du Puy en Velay ?
Je ne peux pas définir une journée type car tout dépend du profil de marche qu’on a, de l’objectif qu’on s’est assigné et du profil de l’étape qui s’annonce. J’ai d’ailleurs pu constater une évolution de mon état d’esprit au fil de mes différentes pérégrinations.
Les deux premières fois, j’étais obsédé par l’objectif du jour : arriver à bon port. Je marchais vite, car je voulais gagner du temps en prévision d’éventuelles galères sur le chemin qui m’en auraient fait perdre par la suite. Puis j’ai commencé à me dire que profiter de l’instant présent, des sensations et des échanges avec les pèlerins croisés au cours de la marche était bien plus enrichissant et moins fatigant physiquement.
Lors de mon deuxième voyage, j’ai enchaîné des étapes de 25-30 km par jour seul en privilégiant la vitesse. Je l’ai chèrement payé au bout de cinq jours au prix d’une fatigue physique et mentale.
J’aime bien néanmoins partir assez tôt, surtout si l’étape est longue. J’ai toujours dans un coin de ma tête la crainte de perdre du temps en chemin en m’égarant. Et puis, on est toujours plus en forme le matin pour marcher, surtout lorsque les températures s’annoncent élevées dans l’après-midi.
Ta journée type, du matin au soir, pendant ton pèlerinage
Je pars rarement sans avoir pris mon petit-déjeuner au gîte. Ensuite, j’entame ma journée de randonnée vers Saint Jacques de Compostelle. J’essaye de bien marcher pour pouvoir faire la deuxième partie de l’étape plus en douceur au cas où la fatigue se ferait sentir. Généralement, je croise un certain nombre de marcheurs et nous faisons un bout de chemin ensemble avant de nous séparer, ou pas, jusqu’à la fin de l’étape.
Je rencontre en moyenne une ou deux galères à chaque étape et j’y suis préparé. Il arrive assez souvent que mon GPS soit un peu imprécis et me fasse sortir du chemin ou prendre un embranchement erroné. L’avantage par rapport aux marcheurs qui se fient uniquement aux balisages, c’est que je repère très vite mon erreur, généralement au bout de 200 m sur le mauvais chemin.
Ce qui prend du temps en revanche, c’est de retrouver la bonne trace de balisage GPS, surtout lorsque le sentier n’est pas apparent ou passe entre les broussailles. Lorsque je navigue seul, au GPS, je dois maintenir une concentration constante sur les indications. En effet, si je quitte le chemin, retrouver le bon balisage peut me prendre une heure, voire davantage. Ce maintien d’une concentration appliquée est source de fatigue physique et mentale et c’est pourquoi j’aime parfois faire la rencontre de marcheurs. Cheminer un moment avec eux me permet de lâcher prise et de me reposer un peu.
Souvent, le chemin traverse des villages où les marcheurs s’arrêtent pour souffler, prendre un café ou se restaurer, notamment en haute saison. C’est une sorte de point de ralliement où l’on retrouve tel marcheur qu’on a croisé la veille sur le chemin, qu’on a rencontré dans tel gîte il y a quelques jours, ou qui nous a doublé plus tôt. Sur le chemin, nombreux sont les points de rencontre. Un tel s’est arrêté sur le bord du chemin pour déjeuner, alors d’autres marcheurs se posent à ses côtés pour faire un brin de causette.
La convivialité et l’entraide sont de mise : on s’échange de la nourriture, des astuces, des remèdes aussi. Car le chemin peut éprouver le corps. Les ampoules et les tendinites ne sont pas rares. Les mêmes scènes d’échange et de convivialité se répètent à l’arrivée au gîte et lors du repas du dîner souvent pris en commun.
Quels sont les bons plans que tu pourrais nous conseiller ?
Je conseille surtout de bien s’équiper et de partir le plus léger possible. Si possible, il convient de ne pas lésiner sur la qualité de l’équipement et de prendre le strict nécessaire dans son sac. Lors de mon premier voyage, je suis parti avec 2 pantalons, 4 tee-shirts et 4 paires de chaussettes… J’avais même pris une attelle en prévention d’une entorse, et un polo pour le soir. N’importe quoi ! On est là pour marcher des centaines de kilomètres, pas pour aller au bal ! Mon sac pesait l’équivalent d’un veau mort. Je recommande de prendre deux paires de chaussettes, deux sous-vêtements et deux t-shirts au maximum.
Chaque jour, en arrivant au gîte ou au camping, on fait sa lessive du linge qu’on a porté lors de l’étape qui vient de s’achever. Il est intéressant d’emporter des pinces à linge dans son sac. En effet, si le linge est encore mouillé le lendemain matin, on pourra l’accrocher sur son sac et le faire sécher pendant la marche. Au fur et à mesure que les étapes s’enchaîneront, on sera bien content d’être parti léger.
Cela dit, chacun fait comme il l’entend. À chacun son chemin, comme on dit.
Quelle est l’ambiance avec les autres pèlerins ? On pense souvent qu’il s’agit de gens d’un certain âge, mais tu n’es pas d’accord, n’est-ce pas ?
Les trentenaires et quadragénaires sont très représentés, et les jeunes d’une vingtaine d’années également à certaines périodes. Cela fluctue beaucoup en fonction des périodes de l’année. Lors de mon deuxième voyage, fin juin – début juillet, la moyenne d’âge avoisinait les 65 ans.
Mais lorsque je suis parti début août, les marcheurs étaient beaucoup plus jeunes, avec une moyenne de 35 ans. J’ai également remarqué que beaucoup marchent seuls. Et ce n’est pas pour me déplaire, car voyager seul ouvre à l’échange.
Je dois dire que je me suis rarement senti aussi à ma place que sur le chemin. J’y rencontre toujours des personnes authentiques, bienveillantes, disponibles et ouvertes d’esprit. Je ne sais pas si c’est un bienfait spécifique du chemin de Saint Jacques de Compostelle mais je crois que la marche itinérante possède cette vertu d’apaiser l’esprit, de le détourner des stimulations incessantes du quotidien et de renforcer le lien aux autres.
Il faut dire aussi que le chemin draine des profils et des personnalités singulières. Je me souviens notamment de cet étudiant allemand parti en mai de Düsseldorf et devant arriver à Porto le 1er septembre pour commencer son année universitaire. Quoi de plus naturel que de s’y rendre en marchant !
Comment ça se passe, concrètement, la marche en étant aveugle ?
Une fois sorti de la ville, plus besoin de canne blanche. Elle constitue un fardeau dont on ne sait que faire. Je la range donc avec précaution dans mon sac. Oui, avec précaution, vous comprendrez tout à l’heure pourquoi.
À la place, je dégaine mes bâtons de randonnée. Ils possèdent trois avantages pour moi : renforcer mon équilibre en cas de terrain irrégulier, pentu ou rocailleux, me donner un bon aperçu de la composition du sol alentour sachant que les sentiers sont généralement plus ou moins damés, et alléger le poids du corps et du sac pour le dos et les jambes. Une fois équipé, je démarre mes deux GPS. Le GPS le plus essentiel va me guider sur le chemin en utilisant le cadran horaire. Ainsi, l’indication « à 3 heures » m’indique que je dois tourner à droite toute, alors que l’indication « à 10 heures » m’indique que le chemin tourne légèrement sur la gauche. Un second GPS vient compléter ces informations en me donnant quelques données additionnelles, mais elles sont parcellaires.
Raconte-nous ta plus grosse galère en randonnée à Saint Jacques de Compostelle : on veut tout savoir !
J’ai rencontré ma plus grosse galère sur la variante de Rocamadour. Au lieu de rejoindre Cahors par la voie classique qui mesure 90 km depuis Figeac, j’ai choisi de prendre par le nord via Rocamadour, en marchant 30 km de plus. Je me trouvais donc sur l’étape entre Gramat et Rocamadour, d’une distance de 14 km. Une promenade de santé comparée à l’étape de 25 km de la veille, la pierre angulaire de l’itinéraire de Saint Jacques de Compostelle que j’avais prévu.
Nous sommes à la fin de l’étape. Je pense être arrivé à Rocamadour dans moins d’une heure. Je viens de gravir et de redescendre un causse de roches plutôt abrupt et je me trouve dans un bois dense, à suivre un sentier de terre et de roches serpentant le long d’une rivière appelée l’Alzou. L’étape ne s’est pas très bien passée : je me suis légèrement blessé à la tête en escaladant une roche, j’ai rencontré beaucoup de monde sur un site dénommé le Moulin du Saut dont un grand nombre de touristes venus en voiture faire une balade de quelques km. J’ai quitté un instant la sérénité du chemin pour retrouver l’effervescence d’un lieu touristique. Malgré tout, en m’enfonçant dans le bois, je m’apaise. L’air est certes moite, mais une légère brise me caresse le visage, les oiseaux gazouillent et les touristes ont disparu.
Et puis tiens, le sol s’est ramolli, je crois que j’ai perdu le sentier. Je suis au bord de la rivière, sur le flanc de la rive. Je fais demi-tour, cherchant un endroit plus damé qui pourrait ressembler à un sentier. Je ne trouve que branchages, roches et troncs. Je décide d’aller de l’avant et de grimper une pente raide, toujours au bord de la rivière. Il semble s’agir d’un éperon rocheux. Le chemin est étroit, je dois m’accrocher à des troncs pour ne pas glisser. La montée est maintenant très abrupte. Je sens que cela ne peut être le sentier, dans le cas contraire les guides auraient évoqué ce parcours plutôt accidenté. Mais comme je n’ai rien trouvé derrière moi, je poursuis. Arrivé au sommet de l’éperon, je tâte les alentours avec mes bâtons et ne trouve que le vide. Je fais le tour sans trouver de sentier. Le vide m’entoure, et pour la première fois, je suis désorienté, je ne sais plus quelle direction prendre pour redescendre. Pourquoi mon GPS ne parle-t-il plus ? Parce qu’à cet endroit il n’y a pas de réseau, ni cellulaire ni satellitaire. En tâtant le pourtour de l’éperon avec mes bâtons, je trouve la pente très raide. Je sens un début de vertige m’oppresser.
À cet instant, une pensée bienfaisante surgit : surtout ne panique pas. Assieds-toi, pose tranquillement les options qui s’offrent à toi. Et pas de grands mouvements. Je commence par jeter des pierres pour jauger la hauteur de l’éperon. Elles s’écrasent loin en contrebas. Puis je commence à tâter à nouveau la pente avec mes bâtons, avec calme et plus d’attention. Et là, je trouve un passage étroit descendant en pente un peu plus douce. Je ne prends pas de risque, je me laisse glisser doucement sur ce passage. La pente s’accentue mais je me freine en m’agrippant aux troncs et aux racines. Et alors que je suis parvenu à mi-chemin de la pente, je passe sur une partie plus dure. En m’arrêtant pour étudier le terrain, je me rends compte que j’ai retrouvé le sentier. Ce dernier descend en direction de la rivière, mais en pente plus douce. Bon, au bout de 50m je perds le sentier une nouvelle fois mais cette fois-ci plus de grimpette, je marche dans la rivière peu profonde et finis par demander mon chemin à un couple de randonneurs qui me doublent sur ma droite.
Une fois arrivé à Rocamadour, je me rends compte que ma canne, que j’avais rangée dans une poche latérale de mon sac, a disparu. Elle s’est probablement prise dans une branche au moment de mes déambulations pour retrouver mon chemin. Je suis consterné. Après 3 jours à enchaîner les étapes de 25-30km sans rencontrer quasiment personne, après cette étape achevée dans la douleur, J’ai le moral dans les chaussettes. je décide d’arrêter le chemin pour cette fois et appelle pour annuler mes gîtes des jours à venir. Parvenant à me diriger tant bien que mal dans la ville haute de Rocamadour à l’aide de mes bâtons de randonnée et malgré le monde, je sonne au sanctuaire Notre-Dame de Rocamadour où je compte passer la nuit.
En entendant ma mésaventure, la bénévole qui m’accueille n’a pas du tout la réaction à laquelle je m’attendais. Elle m’engueule presque pour mon manque de ténacité et démonte mon raisonnement. Je suis arrivé jusque-là, ce n’est pas l’absence d’une canne insignifiante qui va me faire abandonner ! Cette réaction, à rebours de celle qu’adopterait n’importe quelle personne en telle situation, a illuminé la fin de mon voyage, que j’ai mené à son terme et me guide encore aujourd’hui. Je ne remercierai jamais assez cette bénévole de m’avoir redonné l’énergie dont je manquais à un moment où j’en avais le plus besoin et de m’avoir permis de poursuivre ma route.
Comment as-tu adapté tes passions, notamment le sport outdoor à ton handicap ?
La plupart de mes passions ne nécessitent pas d’adaptations mais tu as raison de pointer le sport outdoor.
Outre la randonnée que nous venons d’aborder, je pratique la course à pied et, à une moindre intensité, la natation. S’agissant plus particulièrement de la course à pied, si les entraînements en salle ne posent aucune difficulté, il ne m’est pas possible, pour des raisons de sécurité évidentes, de courir seul en extérieur, à l’exception notable des plages. La présence d’un guide est indispensable. Concrètement, nous courons côte à côte et nous sommes reliés par une corde souple attachée au poignet ou à un doigt de la main. Selon les personnes qui ont eu l’occasion de m’accompagner, guider n’est pas bien compliqué. Mais je ne suis pas le mieux placé pour en parler. Après avoir fait des courses sur route du type semi-marathon, je m’apprête à courir mon premier trail.
Une envie pour la suite ?
J’aime beaucoup ma vie actuelle mais si je devais me lancer dans une nouvelle activité, ce serait l’aviron. J’aime les sports nautiques et particulièrement les disciplines qui mobilisent la cohésion d’équipe. J’ai encore tout à découvrir dans ce domaine. Nous verrons si je me lance dans les mois qui viennent. Je ne suis pas quelqu’un qui anticipe énormément, je me décide souvent sur un coup de tête.
Tu es une véritable source d’inspiration pour moi, et je l’espère, à la suite de ce billet, pour d’autres. Et pourtant, malgré cette force et cette capacité à surmonter les obstacles, à t’imposer, tu as eu des difficultés pour t’insérer dans la vie active. C’est là un combat qui me touche particulièrement, et qui est celui du collectif Koïné Rédaction.
Tu veux bien nous parler un peu de ton parcours, qu’est-ce qui t’a amené dans la fonction publique ?
En effet, je dois régulièrement sortir de ma zone de confort et ça me va très bien. C’est vrai que j’ai pu rencontrer certaines difficultés à trouver un travail à ma sortie d’études. Je ne vais pas me plaindre car c’est un problème que rencontrent bon nombre de jeunes diplômés mais je crois que mon handicap a pu jouer un rôle pour retarder mon entrée dans la vie active.
Je suis diplômé d’un Master 2 à Sciences Po Paris. Fort de ce diplôme, j’espérais ne pas avoir de difficultés à trouver un travail. Pourtant, alors que mes camarades de promo sont dans leur grande majorité entrés dans la vie active immédiatement après l’obtention de leur diplôme, cela n’a pas été mon cas. Je dois reconnaître que c’est en partie dû à des tergiversations de ma part dans les mois qui ont suivi ma sortie d’école. Mais lorsque j’ai sérieusement commencé à candidater à des offres d’emploi, je n’ai jamais réussi à passer l’étape de l’entretien. Cela m’a amené à faire plusieurs stages de fin d’études dans l’espoir de faire mes preuves et de bénéficier d’une embauche à l’issue de la période d’activité, ce qui n’a malheureusement pas été le cas.
Deux ans après l’obtention de mon diplôme, j’étais encore stagiaire sans perspective d’embauche, alors que le Master que j’avais suivi à Sciences Po se vantait de posséder un taux d’insertion professionnelle de 100 % au bout d’un an. Dressant le constat de cet échec, j’ai décidé de passer les concours de la fonction publique, dont les critères de sélection me semblaient plus objectifs. Cela s’est très vite avéré payant.
Que te disaient les entreprises qui t’ont refusé ? T’ont-elles donné un motif ?
Non, je n’avais jamais de motif de refus. Et cela illustre bien la difficulté d’établir la preuve des discriminations. On me disait simplement que malgré la qualité de mon profil, ma candidature n’avait pas été retenue.
À une occasion cependant, j’ai obtenu la preuve a posteriori que j’avais été l’objet d’une discrimination. J’avais postulé à une offre de stage dans un cabinet de communication et le feeling était très bien passé avec les deux personnes qui m’avaient reçu en entretien. Malgré cela, ma candidature n’avait pas été retenue.
Un an plus tard, j’ai croisé dans un bar un stagiaire qui travaillait dans ce cabinet à l’époque de mon entretien. Il m’a avoué que j’aurais dû être pris, que les deux femmes qui m’avaient reçu étaient très enthousiastes, mais que le directeur du cabinet n’avait pas voulu me sélectionner en raison de mon handicap.
Quels étaient les freins à ton embauche d’après toi ?
Évidemment, je pense que dans un certain nombre de cas, mon profil n’était simplement pas en adéquation avec le poste auquel je prétendais. Je serais bien incapable d’estimer dans quelle proportion mon handicap a pu freiner mon embauche. Je reconnais aussi que pour certaines missions marginales (design graphique par exemple) mon handicap aurait représenté un problème.
Il n’empêche que beaucoup de personnes valides ont pour automatisme de partir du postulat que telle tâche est impossible à réaliser avec un handicap visuel. Ce postulat est une erreur manifeste d’appréciation de la réalité. Cela fait écho à ce que j’évoquais plus haut lorsque nous abordions mon départ sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle.
En réalité, le frein n’est pas tellement le handicap en lui-même, il est bien davantage véhiculé par l’état d’esprit pessimiste des personnes valides.
Dans le cas de l’embauche, si ces personnes s’étaient donné la peine de tenter l’expérience avec moi, ma carrière aurait vraisemblablement pris une autre direction. Mais quand je considère ma vie professionnelle épanouie à l’heure actuelle, ça n’aurait pas été une bonne chose.
Un conseil aux personnes valides dans leur manière d’appréhender le handicap ?
Essayez simplement d’être naturels, n’en faites pas des caisses avec le handicap. Il m’arrive parfois d’être traité avec commisération par certaines personnes voyantes, voire d’être infantilisé. Cela part sans doute d’une bonne intention, mais c’est en réalité d’autant plus agaçant que je suis quelqu’un qui aime aller à la rencontre des gens. J’aimerais être traité normalement, sans gêne, sans tabou à propos du handicap, sans condescendance. Et dans un monde idéal, j’aimerais que le mode de pensée des valides s’inverse à propos de notre champ des possibles. Qu’au lieu de se dire « cette personne ne va pas pouvoir faire cela compte tenu de son handicap », on pense « cette personne est en capacité de le faire, jusqu’à preuve du contraire ».